Agaciro Development Fund : outil rwandais de financement rwandais du développement à la rwandaise

EDIT le 16 octobre 2012 : les craintes que j'avais concernant l'adhésion au fonds et les pressions sur la population pour inciter aux contributions se vérifient jour après jour. Je ne compte plus les témoignages d'amis et autres connaissances m'expliquant que de très nombreux dons sont tout sauf volontaires. Les grandes sociétés sont elles-aussi concernées : le géant de la télécommunication MTN s'est vu "incité" à contribuer de façon conséquente. Je ne parle pas des employés du gouvernement dont certains donnent 10% de leur salaire pour le fonds. Ils le font soit-disant volontairement, mais difficile de voir où est la limite entre le "volontiers" d'adhésion et le "volontiers" pour se couvrir... Enfin certains artistes sont sollicités pour animer des soirées de promotion du Fonds. Là encore, on ne leur laisse pas vraiment le choix de refuser. Aucune menace n'est bien sûr directement brandie, mais pas besoin d'être Einstein pour lire entre les lignes et comprendre qu'on ne décline pas ce genre de proposition...

Le 23 août dernier, le président Kagame a procédé au lancement du « Agaciro Development Fund ». Cékeskecé ce truc ? Il s’agit d’un fonds visant à récolter les contributions des Rwandais du Rwanda, de la diaspora ou même des amis du Rwanda pour mettre en place une politique de développement qui ne repose pas uniquement sur l’aide budgétaire des pays étrangers. L’idée est que le pays entier, sur base du volontariat, puisse contribuer au développement du Rwanda et s’approprier pleinement le processus visant à sa modernisation.

Très intéressant sur le papier, ce procédé mérite qu’on s’y intéresse de plus près. Et comme toute réforme au Rwanda, quand on se penche sur la bête, on voit que derrière le côté pile brillant se cache un côté face qui soulève quelques questions. Je vais donc tâcher de présenter cet Agaciro Development Fund sous deux angles : d’abord sous le prisme d’un outil d’aide au développement pur, puis ensuite dans le contexte particulier du Rwanda.



           



Agaciro Development Fund : un outil national intéressant dans l’optique de réduction de la pauvreté

Dans le monde, plusieurs systèmes permettent de financer le développement d’un pays. Grosso modo, il s'agit de : l’emprunt sur des marchés dont le coût est le taux d’intérêt ; et l’aide extérieure, bilatérale (d’un pays à un autre) ou multilatérale (via des organisations internationales). Le budget du Rwanda dépend, à hauteur de 47% selon les chiffres officiels, des apports de l’aide extérieure. On trouve parmi les plus gros contributeurs les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union Européenne, la Belgique, et j’en passe (la contribution de la France ? Même pas une demie goutte d’eau…). Qui dit aide extérieure dit dépendance et marge de manœuvre réduite : d’où l’idée du Agaciro Development Fund.

Ce fonds permet à tout individu, institution, entreprise ou association de déposer une contribution d’un montant qu’il lui plaira, pour participer au financement des chantiers visant au développement de son pays. Ce mécanisme, qui implique directement la population bénéficiaire, est pleinement en phase avec les recommandations de la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement, qui place au premier plan la logique d’appropriation de l’aide par les populations bénéficiaires. C’est vrai qu’auparavant les donneurs avaient tendance à distribuer l’argent et exiger qu’il soit utilisé selon leurs priorités à eux plutôt que celles des récepteurs. Il est donc prévu que tous les ans lors du dialogue national (umushyikirano en kinyarwanda) qui permet à toutes les franges de la population de poser librement des questions aux dirigeants du pays, l’utilisation de ce fonds soit débattue et que les grandes orientations soient décidées par les Rwandais. Pas de comptes à rendre aux pays extérieurs, une marge de manœuvre on ne peut plus large, pour un développement auto-financé et choisi plutôt qu’imposé. On peut aussi souligner l’aspect positif d’un tel outil pour l’émergence d’une sorte de conscience politique, une sensibilisation sur le fait que tous les Rwandais ont la possibilité de s’intéresser aux affaires publiques qui dessinent l’environnement dans lequel elles évoluent.

Seulement, les choses ne sont pas aussi simples que ça. L’aide au développement s’est au fil des années dotée de mécanismes qui permettent de s’assurer de la bonne utilisation des fonds afin de prévenir les risques de corruption. Dans le cadre de l’Agaciro Development Fund, aucun mécanisme de la sorte n’a à ma connaissance été présenté comme garantie d’une utilisation optimale de l’argent. Il a juste été précisé que pour le moment le Ministère de l’Economie et des Finances allait l'administrer, mais que ce fonds aurait vocation à devenir indépendant et auto-géré. Dans mes lectures, il a une fois été mentionné que chaque année ce fonds ferait l’objet d’un audit annuel rendu public, point barre.

Et quid des grandes orientations à choisir ? Le dialogue national, bien qu’il consiste en une plate-forme d’échanges entre la population et les dirigeants, ne garantit pas la représentation équitable des catégories de la population. Il semble donc difficile que les Rwandais dans leur totalité soient associés à la gestion de l’argent dont ils ont doté le fonds. D’autant que je n’ai rien vu sur la composition d’un éventuel comité de pilotage des projets à financer, de la façon dont ses membres seraient désignés, etc.

Enfin quelle portée pour ce fonds ? Il est certes accessible à tous, particuliers comme entreprises, mais dans un pays où 45% de la population vit sous le seuil de pauvreté, quel est le vrai pouvoir de cet outil financé par des individus plutôt préoccupés par l’alimentation et l’éducation de leurs enfants, le paiement de la mutuelle de santé et des taxes diverses ? Argument que le gouvernement ne souhaite pas considérer puisque pour lui, aucun montant cible n’a été fixé. Ce qui compte, c’est plus l’adhésion à la démarche que la contribution effective. Ce qui nous amène au 2e point.


Un outil rwando-rwandais à ancrer dans un contexte spécifique

                                 
Paul Kagame, président du Rwanda, 
le jour du lancement du fonds

Quiconque s’est intéressé au fonctionnement du Rwanda peut très rapidement en comprendre les ressorts : une politique volontariste axée sur le développement économique, qui passe avant tout par une dynamisation du secteur privé visant à rendre le pays indépendant de l’aide extérieure. Ce développement économique doit être le véritable moteur du développement social, de l’émancipation de la population et du renforcement des autres sphères qui concernent le bon fonctionnement d’une société (santé, culture, éducation, justice…). Dans cette optique, un exercice du pouvoir marqué par un fort contrôle de la population, qui doit soutenir sans faille son gouvernement et ne pas lui opposer de résistance. Et lorsque les observateurs extérieurs font remarquer à Kagame les obstacles à la liberté d’expression, l’espace médiatique restreint et l’absence d’une véritable force d’opposition politique, celui-ci adopte une stratégie de déni visant à discréditer les « donneurs de leçons qui n’ont pas levé le petit doigt pendant le génocide de 1994 alors qu’ils en avaient la possibilité ». Extrait de son discours prononcé lors du dernier dialogue national, en décembre dernier :

“They have questioned political space, freedom of expression and de­mocracy. They have made themselves teachers of political freedom, teach­ers of freedom of expression; they can’t be teachers of freedom when they give freedom to the murderers of our own people, freedom to Bagosora and his colleagues now walking free. And you come here to give us a les­son? […] We have fought for our freedom and freedoms for others. There are no lessons to learn from these people with double standards.”

Traduction : « Ils s'interrogent sur l’espace politique, la liberté d’expression et la démocratie. Ils se sont autoproclamés professeurs des libertés politiques, professeurs de la liberté d’expression ; mais ils ne peuvent enseigner la liberté quand ils accordent la liberté aux assassins de notre peuple, la liberté à Bagosora (cerveau présumé du génocide qui, au moment du dialogue national, avait vu sa peine réduite par le Tribunal Pénal International pour le Rwanda) et ses collègues qui sont désormais libres. Et vous venez ici nous donner des leçons ? […] Nous nous sommes battus pour notre liberté et la liberté des autres. Il n’y a pas de leçon à apprendre de ces gens qui font du deux poids deux mesures. »

Qu’est-ce que tout cela a à voir avec le Agaciro Development Fund ? Le terme « Agaciro » lui-même signifie dignité. On pourrait donc traduire toute l’expression par « Fonds de Développement Dignité ». Cet outil s’inscrit parfaitement dans la stratégie qui veut que le Rwanda obtienne sa dignité tout seul comme un grand, plutôt qu'après approbation de pays tiers. Kagame d’ajouter qu’aucun pays n’a jamais obtenu son développement en ne se basant que sur l’aide extérieure, tout en prenant soin de compléter par un gentil « ce fonds ne remplace pas l’aide, il vient en complément de celle-ci, pour une appropriation parfaite des Rwandais ». Un développement à la rwandaise donc, et si ça vous plaît pas c'est pareil.

C’est une stratégie louable que nombre d’économistes prônent, avançant des arguments particulièrement intéressants. La plus célèbre d’entre eux est certainement la Zambienne Dambisa Moyo, auteure du livre « L’aide fatale », qui dénonce les effets désastreux de l’aide au développement pour le continent africain. Elle explique que les ressources financières africaines ne doivent pas venir de l’aide étrangère, propice aux détournements de fonds, à la corruption et à l’enrichissement de ceux qui tiennent le pouvoir, au détriment des supposés bénéficiaires. Cette logique préfère un développement par l’emprunt sur les marchés, via lequel les gouvernements ont obligation de transparence et de résultats en vue d’obtenir leur réélection, puisque ce sont les électeurs qui, via les taxes qu’ils paient, remboursent les intérêts de la dette. Cette logique fait à mon avis fi du fait que dans de trop nombreux pays les élections libres et transparentes ne sont qu’un vœu pieux et que même le plus corrompu des gouvernements peut être réélu sans trop de problème. Mais c’est un autre débat, et revenons à nos moutons : un fonds qui s’inscrit dans la logique rwandaise de développement national. Soit.

Quel est le contexte actuel du Rwanda, et pourquoi le lancement de ce fonds maintenant ? A l’heure qu’il est, l’est de la RDC, zone frontalière du Rwanda, est en proie à un conflit entre des rébellions d’un côté, et l’armée appuyée par les Nations Unies de l’autre. Conflit aussi grave que passé sous silence par les médias. L’une de ces rébellions, le M23, a d’après l’ONU reçu un soutien matériel, financier et humain du Rwanda (soutien catégoriquement nié par les intéressés). En conséquence, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suède ont décidé de suspendre une part de leur aide au Rwanda, en attendant des éclaircissements sur la question. Ces dernières semaines ont donc été assez agitées dans le coin, à base de rapports et de contre rapports, de concours de mauvaise foi et de cynisme, de bataille d’arguments. La situation serait comparable à celle d’une cour de récréation, si elle n’était pas aussi grave et n’avait pas causé la mort de centaine de personnes (sans compter les milliers de déplacés qui fuient les combats et sont logés dans des camps de réfugiés dans des conditions plutôt moyennes). C’est au moment où ces suspensions d’aide sont apparues que le Rwanda, dans une attitude de défiance plutôt que dans une volonté d’apaiser les tensions, a procédé au lancement de ce fonds. Ce qui est marrant c’est qu’on assiste à l’apparition d’un nouveau discours sur les origines de ce fonds, qui nie bien évidemment que ça soit une réaction aux suspensions d'aide : l’idée de sa création aurait germé au moment du discours national en décembre dernier. Alors certes le mot de « dignité » était déjà sur toutes les lèvres lors de ce dernier discours national, mais il l’est depuis maintenant plus de 10 ans. Personne n’est dupe. D’autant que sur le site officiel du Fonds, dans la rubrique FAQs, on retrouve le besoin de se justifier : « ce fonds est-il une réponse aux récentes décisions de suspension de l’aide de certains pays ? Réponse : pas du tout, ce sont deux choses qui n'ont rien à voir. L'idée du fonds est née pendant le dialogue national en décembre 2011 et continuera d'exister dans le futur. Cela dit il a pour objectif l'autonomisation financière du Rwanda ». De l’art de prendre les gens pour des cons, by Kigali and co. Ca me rappelle un sketche de je ne sais plus qui sur les maris qui trompent leur femme et ne savent pas le cacher en mode : "Bonjour chérie, t'as passé une bonne journée ? Moi super et je t'ai pas trompé je te jure". Ce qui est problématique de ce point de vue, c’est que la création de ce fonds amorce une attitude défensive et de défiance, qui vise à placer le Rwanda dans une position de victime d’un complot international fomenté contre lui et ses dirigeants.

Mais il ne faut cela dit pas voir le mal partout et reconnaître le mérite de l’outil. Ce Fonds fait ainsi écho à la volonté du pays de promouvoir un développement à la rwandaise, avec des solutions rwandaises, suivant les valeurs et la culture rwandaises. Dans cette même mouvance on retrouve les Gacaca, courts de justice traditionnelles qui ont permis le jugement de nombreux génocidaires (la reconstruction d’une justice et un traitement « normal » de ces génocidaires aurait pris plus de 200 ans) ou encore l’Umuganda, matinée de travaux communautaires normalement obligatoires le dernier samedi matin du mois, mais auxquels de nombreux rwandais dérogent. Ce sont des démarches louables et qui méritent d’être encouragées de par le monde car elles signifient ni plus ni moins que les avancées d’un pays n’ont pas pour origine exclusive l’intervention de l’extérieur. Le Rwanda est très fort pour confectionner ces solutions « faites maison », et la machine à communication pour les promouvoir est bien huilée : coordination des médias, lancement d’un compte Twitter pour l’évènement, prise de parole d’un rwandais lambda fier de contribuer au succès de l’opération (un chauffeur de moto taxi, incarnation s’il en est du type au revenu moyen qu'on croise absolument partout), rassemblement des autorités les plus importantes (président, ministres, gouverneurs de province, maires de districts), etc.



                              
L'ami Jean-Baptiste, chauffeur de moto-taxi, témoigne

En somme, si je devais conclure de la façon la plus objective possible, je dirais que la création de cet outil laisse augurer de très bonnes choses dans les pratiques relatives au développement : pleine appropriation des processus par la population bénéficiaire, création d’un nouveau schéma de financement de développement, promotion de l’utilisation de l’espace public. Outil novateur et potentiellement performant, à condition de le gérer en toute transparence, et de faire en sorte que les contributeurs soient étroitement associés à la définition des grandes lignes. 

Attention aussi à ce que ce genre d’initiative ne devienne pas un instrument visant à créer un bloc et se mettre dans une attitude défensive, à se replier sur soi face à ce qui est perçu comme une menace extérieure. Dans le contexte rwandais en particulier, familier de ce genre de discours, il faudra veiller à ce que l’adhésion à ce fonds ou au contraire la formulation de critiques à son encontre ne soit pas le thermomètre qui permette de vérifier dans quelle mesure la population soutient son gouvernement, et que le refus de contribuer à l'alimenter ne soit pas source de discrimination. D'autant qu'il est facile de pister ceux qui contribuent, notamment via SMS (on notera au passage que la France et l'Europe ont un sacré retard sur l'utilisation des téléphones portables comme moyen de paiement !).

Avant de se projeter vers l’avenir et de spéculer sur la réussite ou l’échec de l’outil, on peut déjà s’intéresser aux contributions qui ont été faites : le jour du lancement, le fonds a levé 1,2 milliards de francs rwandais, soit environ 1,6 millions d’euros. Quelques jours avant, un article du New Times, la Pravda rwandaise, parlait de plus d’un milliard d’euros nécessaires à la construction d’infrastructures qui permettraient de faire avancer considérablement le pays. A vous de choisir si vous préférez voir la première petite goutte, ou l’énorme océan dans lequel ça se perd...


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