Iwawa VS Alcatraz

Il est des débats qu’il est particulièrement difficile de trancher. On a beau les aborder sous tous les angles, tricoter une toile d’arguments pour mieux la détricoter ensuite, essayer de peser le pour ou le contre de chaque posture, rien n’y fait. Cet exercice est rendu encore plus périlleux quand il confronte deux visions du monde, deux organisations sociétales qui n’ont a priori rien à voir. Il est alors facile de brandir l’argument de la différence culturelle pour rejeter tout universalisme et justifier certaines pratiques au nom du relativisme. C’est le constat que j’avais fait en Bolivie quand, sur la Plaza 14 de Septiembre, des orateurs se livraient à d’infernales diatribes qui promettaient l’enfer à l’occident en réponse au capitalisme destructeur qu’ils imposaient au monde, et qui par ailleurs louaient l’action d’Evo Morales, leader charismatique mais ô combien autoritaire, martelant cette rengaine « no necesitamos libertad ; necesitamos dinero » (nous n’avons pas besoin de liberté, mais d’argent) pour justifier les atteintes aux libertés les plus fondamentales. C’est devant ce genre de scènes qu’on réalise à quel point les valeurs occidentales ne sont décidément pas partagées par tous. 

Le petit pays d’Afrique qu’est le Rwanda ne coupe pas à ce rejet de la hiérarchie des valeurs « du Nord », s’opposant parfois à ces dernières sous le seul motif qu’elles proviennent des pays développés. J’avais dans un précédent article expliqué qu’il était possible de comprendre certaines restrictions en termes de liberté de la presse dans le contexte rwandais, pays qui se remet d’un génocide dans lequel les medias ont craché des messages de haine appelant au massacre des Tutsi. J’expliquais que la liberté de la presse telle que conçue en Europe prendrait du temps avant d’être solidement ancrée, et qu’il était normal qu’elle ne constitue pas l’immédiate priorité tant que le pays n’avait pas complètement tourné cette page noire de son histoire. J’ai de nouveau été confronté à une situation d’atteintes à des libertés fondamentales face auxquelles un occidental s’indignerait très facilement mais que d’aucuns ici parviennent à justifier sans états d’âme. 

L’objet de la polémique se dénomme Iwawa, petite île aux allures paradisiaques perdue au milieu du lac Kivu, et dont la vue des palmiers, des plages et du cadre qui l’entourent évoquent plutôt les mots « vacances » et « farniente » qu’autre chose. En fait d’un paradis, c’est un « centre de réhabilitation de la jeunesse » que cette île héberge. Dans ce centre sont accueillis des ados de la rue, amenés ici afin de recevoir des formations nécessaires à leur réinsertion dans la société. Ils y apprennent à lire, à écrire ; on leur apprend un métier (charpentier, apiculteur) ; on leur enseigne l’éducation civique, le respect des lois, comment se comporter, etc. Tout ça semble partir d’un bon sentiment : sortir les plus démunis de leur misérable condition et leur donner un avenir, où est le mal ? On pourrait même s’en inspirer non ? 

C’est en fait un reportage du New York Times qui a attiré l’attention de quelques associations de défense des droits de l’Homme sur ce petit bout de paradis. Il semblerait que tout ne soit en fait pas si idyllique sur Iwawa et que sous ses apparences de simple foyer de réinsertion, l’île soit en fait un centre où des gamins subissent un petit lavage de cerveau et où on leur apprend à être de bons patriotes, à coup de trique s’il le faut. Voilà ce que le reportage reproche au centre : on apprendrait aux enfants à marcher comme des militaires ; on les conditionnerait en louant l’action du gouvernement pour qu’ils deviennent ensuite d’inconditionnels soutiens de Kagamé et sa clique ; le centre abriterait des gamins d’une dizaine d’années à peine ; d’autres seraient plus âgés mais auraient été arrêtés arbitrairement dans les rues de Kigali et envoyés sur l’île sans procès aucun, et surtout sans même que leurs parents ne sachent ce qu’il est advenu d’eux. Si tu ne viens pas à Iwawa, Iwawa viendra à toi… Certains passages tentent enfin de dénoncer les mauvaises conditions de vie dans lesquelles vivent ces jeunes : pas de soin pour les personnes atteintes du VIH, des nuits sur quelques matelas entassés sous un toit minable, des violences infligées par les plus âgés aux plus jeunes, etc. En faisant des recherches sur la toile, j’ai vu qu’Iwawa était parfois surnommée le Alcatraz du Rwanda… Voilà la vidéo du reportage en question :



Où se trouve la vérité entre ces deux visions des choses pour le moins divergentes ? Car si on lit cet article (publié sur le site du New Times, journal pro-gouvernemental, parfois à la limite du ridicule et pas vraiment crédible, tellement que certains partisans de Kagamé le considèrent même comme leur « pire ennemi »…) et celui-ci, on est en droit de se demander si les auteurs parlent de la même chose. Je me méfie toujours un peu des reportages faits par des médias occidentaux, volontairement larmoyants et pointant du doigt tout ce qui peut être sujet à critique sans jamais tenter de reconnaître un aspect positif dans le sujet présenté. D’un autre côté, les discours du pouvoir présentant une telle initiative comme une véritable « chance » et instrumentalisant un ou deux pensionnaires chargés de présenter les activités quotidiennes sous leur meilleur jour ne me convainquent guère plus. J’ai donc demandé à Serge, mon coloc qui travaille à la présidence de la République, ce qu’il pense de l’initiative. Voilà sa réponse : « y a deux options. Soit on reste les bras croisés à laisser ces jeunes traîner dans les rues, vivant dans des mauvaises conditions, créant un problème de santé publique et facteur d’insécurité ; soit on se bouge, on les prend en charge et on leur apprend à faire quelque chose de leur vie ». Pas idiot comme raisonnement, mais quid des arrestations arbitraires (certains pensionnaires du centre affirment en fait être régulièrement scolarisés et donc pas à la rue, mais auraient été raflé car présents au mauvais endroit au mauvais moment), de la coupure totale avec la famille, des mauvaises conditions de vie, du conditionnement ? En ce qui concerne l’apprentissage de chants patriotiques et de marches militaires, Serge m’a expliqué que dans les écoles on y apprenait aussi plus ou moins les mêmes choses, la discipline, la rigueur, etc. Pour le reste, j’ai pas eu droit à une réponse claire, mais plutôt à un pragmatisme qui fait fi de certaines considérations humaniste : « de toute façon, ils sont dans la merde, il faut faire bouger les choses, donc on les emmène là-bas. Et on va pas s’encombrer avec des considérations droits de l’hommiste et tout ça. » 

Toujours est-il que malgré toutes les réserves que l’on peut émettre à l’endroit de cette initiative, le gouvernement lui n’en est pas peu fier. Il a même invité les médias à visiter le site, en présence du ministre de la jeunesse himself. Les invités ont donc pu se balader où ils le voulaient sur le centre, prendre des photos, et discuter avec les pensionnaires (ne soyons pas naïfs, on peut imaginer que les ados ont été briefés avant l’arrivée des journaleux et que les gamins les plus critiques seront au mieux privés de dessert, au pire tâteront du bâton). Et il y a deux semaines, une troupe d’officiels a été invitée pour assister à la cérémonie de remise des diplômes des pensionnaires d’Iwawa. 

A titre personnel, je suis un peu gêné par ce programme. Venir en aide à des ados sans avenir et désespérés, c’est louable. Mais les envoyer sur une île pendant un an, sans possibilité de changer d’air, sans aucune nouvelle aux parents (quoique le gouvernement a fait des efforts et s’est engagé à donner des droits de visite à la famille), sans aucun procès ni même consultation avec la famille, ça respire pas le respect des droits les plus fondamentaux. Je suis persuadé que ce genre de programmes peut être mené dans de biens meilleures conditions, respectueuses de certaines libertés. L’idée part d’un bon sentiment, mais encore une fois c’est les modalités d’application qui sont douteuses : c’est expéditif, on fait pas de fioritures, et on justifie tout ça au titre de l’efficacité et de la nécessité d’aller de l’avant. Si pour certaines sphères d’action ça peut être compréhensible (CF les sanctions contre ceux qui appellent aux discriminations ethniques), il ne faudrait pas que la méthode soit complètement généralisée. Le développement économique ne doit pas être prétexte à un Etat de droit limité et à des libertés bafouées, sans quoi c’est le chemin vers la démocratie, déjà difficile, qui s’en trouve altéré. 

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